Un coup de téléphone en pleine nuit, une amie de longue date qui avait disparu de la circulation depuis belle lurette !
Une voix haletante, sanglotante, qui m’annonce au téléphone qu’elle a trouvé LE Scoop, LA perle rare… elle venait de retrouver la trace d’une légende de l’art populaire tunisien, un nom que tout le monde connaît, mais dont personne ne connaît réellement l’histoire ! Une histoire qu’elle venait d’apprendre par le plus grand des hasards, et qui l’avait terrifiée, horrifiée !
« Zohra Lambouba », ce nom qui a fait son entrée dans notre vocabulaire faisait parfois office de calembour, désignant un personnage haut en couleur, ou une aspirante danseuse qui a pris la grosse tête avant même d’être montée sur scène !
Née à Jendouba au milieu des années trente, Zohra El Khemiri quitte la maison familiale à l’âge de seize ans pour partir à l’aventure. Une « fugue » qui l’amène à Tunis, où elle est hébergée par une famille tunisoise habitant du côté du quartier de « Bab El Aqwas ». C’est là qu’elle fait la connaissance du chanteur populaire « Ismail El Hattab » qui l’initie à l’art de la danse et avec qui elle fera ses débuts sur scène.
Elle rencontrera plus tard la légende de la danse populaire « Hammadi Laghbabi », avec la troupe duquel elle animera les soirées de la salle « El Fath », en compagnie des sœurs « Zina et Aziza », puis avec la danseuse « Leyla Samir ».
Celle qui fut baptisée « Zohra la bédouine » par son public algérien, est également montée sur scène avec les grands de la chanson tunisienne, de l’éternelle diva « Oulaya », à « Naama » encore débutante à l’époque, au chanteur compositeur idole de toute une génération, le grand « Ali Riahi » !
« Tu es sûre que c’est bien elle ? »
Une question qui sonne presque comme une mise en doute du scoop et que je suis obligé de reformuler : « en fait tu es au courant que le surnom de la danseuse en question a été usurpé par d’autres danseuses qui ont fait de cette fameuse “ambouba” (lampe) leur fonds de commerce ? »
Une question balayée d’un simple : « tu me prends pour une débutante ? Je suis sûre de mon fait ! d’ailleurs je te raconte l’histoire… »
Et la voilà me racontant toutes les péripéties ayant mené à sa découverte.
Cette amie, artiste de son état, cherchait depuis longtemps un sujet original à partir duquel créer un spectacle théâtral… et tiens, pourquoi pas la danse populaire tunisienne ?
Elle commence à faire ses recherches, se documente sur le légendaire tandem « Zina et Aziza », deux sœurs qui ont animé les soirées dansantes du Tunis des années soixante et soixante-dix. Elle décide donc de centrer son spectacle autour de ce duo de danseuses exceptionnelles, elle obtient le numéro d’un ancien commis de l’état qui, à ce qu’on lui a dit, héberge l’une d’elles depuis que la maladie l’a physiquement diminuée.
Le Monsieur en question est un homme affable, très hospitalier, et aux manières impeccables ; il répond tout de suite au message qu’elle lui envoie, s’attardant plus sur son intérêt pour le projet théâtral que sur le nom de l’artiste et invite mon amie à se rendre chez lui le lendemain matin. Une célérité qui lui semble de bon augure, son projet de spectacle théâtral prend encore plus forme à mesure que le temps passe !
Le rêve devient réalité, elle allait rencontrer l’une des artistes les plus emblématiques de son époque, elle allait rencontrer un passé qui allait la renseigner sur son futur, son avenir dans cet univers artistique auquel elle comptait vouer sa vie, cet univers qu’elle voulait généreux, univers qu’elle imaginait plein de promesses !
Le soir même, un coup de fil inattendu, c’est la voix du monsieur en question au bout du fil !
« Excusez-moi, mais en relisant votre message je me rends compte qu’il y a eu quiproquo ! Vous êtes bien à la recherche de l’une des deux sœurs “Zina” ou “Aziza” n’est-ce pas ? »
Et c’est là que la phrase déroutante tombe, la phrase qui hantera la nuit de cette artiste en quête de sujet pour son spectacle !
« En fait, j’appelle pour vous préciser que la dame au sujet de laquelle vous devez venir me voir n’est ni “Zina” ni “Aziza”, je crois qu’on s’est mal compris ».
Le drame ! Cette sensation que l’on ressent quand tout s’écroule à quelques instants seulement d’atteindre le but !
Avant même qu’elle n’ait eu le temps de le remercier pour son appel, la voix au bout du fil enchaîne :
« Je voulais juste vous préciser que l’ancienne gloire de la danse populaire que je connais est en fait “Zohra Lambouba” et, je ne sais comment vous annoncer cela, mais Zohra n’habite pas chez moi, elle vient me voir deux fois par semaine pour m’aider à la maison. Elle est en fait ma… cuisinière ! »
Coup de massue, elle ne s’attendait pas à entendre ça, tout se mélange dans son esprit, la grande « Zohra Lambouba »… elle a retrouvé la trace d’une icône de la danse populaire tunisienne, une légende !
Une légende qui ne vit pas aujourd’hui du fruit de ses années de labeur, elle ne vit pas de ce qu’elle a donné durant toutes ces années à la scène artistique tunisienne, une icône de l’art populaire, une dame âgée qui travaille à la sueur de son front, en tant... que cuisinière !
Celle qui commença sa vie active en tant qu’aide ménagère, habitant chez ses employeurs et rêvant d’un avenir radieux, avait fini par boucler la boucle après une existence vouée à son art, pour finir sa carrière d’artiste à concocter des petits plats pour un bienfaiteur, conscient que les deux cent vingt dinars alloués à titre de retraite par le ministère de la Culture à cette ancienne gloire de la scène artistique tunisienne ne pouvaient en aucun cas subvenir aux besoins de cette octogénaire de légende !